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UNE COMMUNAUTE HUICHOLE REFUSE LA ROUTE DE L'"ECO-TOURISME" |
UNE COMMUNAUTE HUICHOLE REFUSE LA ROUTE DE L'"ECO-TOURISME"
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Denis LEMAISTRE est diplômé de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Fasciné par la ferveur de leurs chants et la beauté de leur rituels, il travaille depuis près de 25 ans chez les Huicholes de la Sierra Madre Occidentale du Mexique. Il est l'auteur de "LE CHAMANE ET SON CHANT - Relations ethnographiques d'une expérience parmi les Huicholes du Mexique" ouvrage de la collection "Recherches Amériques Latines" paru en 2004 aux éditions L'Harmattan. Il donne des conférences sur les huichols à travers la France. |
Ce n'est certainement pas là un événement considérable si l'on pense aux problèmes beaucoup plus graves qui assaillent les peuples amazoniens cernés par les installations pétrolières ou les chercheurs d'or. C'est sans doute parce que les investissements y étaient bien moindres que la communauté a finalement été entendue et même écoutée : le projet semble enterré.
Ce conflit apparemment très local pourrait évoquer un Clochemerle mexicain si il n'avait mobilisé tous les échelons du pouvoir, depuis les instances communautaires jusqu'au gouvernement fédéral en passant par les municipios de tutelle de Huejuquilla, Mezquitic et Bolaños ainsi que le pouvoir de l'état du Jalisco. Les médias mexicains, journaux locaux (généralement anti-huicholes) et nationaux (souvent pro), de nombreux sites Internet (que les communautés maîtrisent avexc dextérité) ainsi que des O.N.G. nationales et étrangères, ont donné un large écho aux faits.
L'issue (provisoirement ?) favorable de ce micro conflit est peut-être porteuse d'avenir : il ne serait donc pas totalement absurde de refuser ce signe si ostentatoire de civilisation (et de colonisation) qu'est la route ni d'avoir fermement rappelé à l'Etat qu'il a, voici une quinzaine d'années, signé des accords internationaux ayant trait aux droits des " peuples premiers " et que ceux-ci entendent bien s'en servir.
La communauté de Tuapuri (Santa Catarina), l'une des trois communautés montagnardes, a donc refusé la construction d'un tronçon de dix-neuf kilomètres qui devait traverser ses terre. Les gens de Tuapuri ne sont pas particulièrement des conservateurs acharnés. Les jeunes, et même les moins jeunes, portent volontiers des tennis plutôt que des sandales, ont créé des groupes de musique ranchera qui intègrent hommes et femmes (celles-ci souvent plus petites que leurs violoncelles) et il est fréquent que les jeunes artistes montrent leur production de tablas (tableaux en fils de couleur collés sur de la cire de Campeche) sur leur téléphone portable. Les gens de Tuapuri sont même traités de " snobs " par ceux de Tatei Kie (San Andres) et je me rappelle qu'un mara'akame de cette communauté me disait : " Ce sont des gens mauvais ! Ils parlent tous espagnol ! ".
Le projet, financé par le gouvernement fédéral, l'état de Jalisco et les pouvoirs municipaux concernés, consiste à relier directement la petite ville de Huejuquilla à celle de Bolaños, remplaçant l'ancien tracé qui faisait perdre plusieurs heures aux transports motorisés. Au second degré, ce projet s'intègre au plan gouvernemental de développement de 1' " éco-tourisme " : " le ministère fédéral du tourisme investira 30 millions de pesos dans le tourisme de notre Etat (Jalisco) ... promouvant les routes touristiques ... (par exemple) la route wixarika ". L'idée, est-il ensuite précisé, est de " copier les routes culturelles en Espagne ". Le ministère conclut en assurant de la pureté de ses intentions, dans un style bureaucratique qui fera toujours le bonheur de l'observateur impartial. En effet il " assure que cette route ne sera pas une menace pour les peuples indigènes, nous respecterons leurs aspects culturels " (étrange manière de concevoir une culture) " …qui en sont les principales attractions " (ça fleure bon Disneyland) " .. .et si nous voulons investir dans cette zone c 'est parce qu'il n'est pas éthique (ça fleure bon la sainteté) " que la région nord soit oubliée car en fait c'est la première zone exportatrice de migrants ; le tourisme peut être une alternative économique sans abandon de l'agriculture " (il ne manquerait plus que ça !). " Pour le moment c'est un projet à long terme parce qu'il s'agit d'un espace d'accès difficile, mais nous restons confiants : dans deux ans la route Bolaños-Huejuquilla sera terminée ". Le souhait, est-il franchement mentionné plus loin, est " d'amener le plus de touristes possible à travers un parcours routier montagnard privilégiant nature et culture ".
La suite montra qu'il n'en fût rien.
Que s'est-il donc passé avec les gaulois de Tuapuri en colère contre César ?
En septembre 2007, le représentant du Ministère du Développement Urbain et celui de la Commission pour le Développement des peuples Indigènes (C.D.I.) (on ne peut qu'être étonné de cette sorte d'équation entre le "développement urbain" et celui des "peuples indigènes") propose le projet aux "représentants" huicholes dans la rancheria de Las Latas (qui n'est donc pas le siège des autorités communautaires situé à Tuapuri même). Il n'y a par contre aucun représentant du Ministère de l'Environnement. L'accord est promptement obtenu. Il est mentionné que les 486 comuneros présents ont voté pour la route. Unanimité qui s'explique aussi par le mode local qui privilégie le consensus plutôt que le vote individualisé. Or l'acceptation du projet comporte deux illégalités majeures : la première - et non la moindre - est que l'accord a été signé uniquement, du côté huichol, par le Commissariat des Biens Communaux. Or ce niveau du pouvoir autochtone (établi depuis la Constitution "révolutionnaire" de 1917) est largement contrôlé par les autorités métisses de tutelle, qui sont donc en l'affaire juges et parties. Pour être juridiquement valable, l'accord aurait dû être signé par le tatuwani (gouverneur) de la communauté, représentant suprême du pouvoir traditionnel et voix des kawiterutsixi (Conseil des Anciens). La seconde irrégularité, nous l'avons mentionnée, est l'absence d'un représentant du Ministère de l'Environnement.
Dès lors le mouvement d'opposition s'amplifie rapidement dans la communauté. La colère des gens est en raison directe de l'ignorance - ou du mépris - des autorités envers le droit coutumier autochtone. Le Mexique est cependant l'un des rares pays (quatorze) à avoir signé en 1989 la convention de 1' O.I.T. à Genève affirmant que les " peuples tribaux " (et non plus les "populations" ou "minorités") exercent un droit coutumier dont il convient de tenir compte. Forte de cet argument l'assemblée générale légale (c'est-à-dire présidée par les autorités traditionnelles) refuse net, le 10 novembre 2007, le projet des dix-neuf kilomètres, mettant en avant des arguments écologiques (pas d'étude environnementale globale ; le Ministère du Développement Urbain n'a pas attendu pour couper des centaines d'arbres), et géo-politiques (la route va scinder la communauté en deux). D'autre part l'assemblée dénonce la présence policière et militaire ("le projet attente gravement à la culture par la présence d'éléments de sécurité qui méconnaissent les us et coutumes de nos centres cérémoniels") et la stratégie occulte des investisseurs (le projet "attente à l'autosuffisance et à l'autonomie de notre peuple par les facilités qu'il va donner à des commerçants extérieurs, à des programmes gouvernementaux liés aux projets d'entreprises nationales et étrangères dont l'ambition est de s'emparer des ressources naturelles et d'exploiter les gens"). En conclusion la communauté propose des mesures concrètes comme le renforcement des routes déjà existantes et des ponts (très vulnérables en saison des pluies) mais surtout rappelle au gouvernement ses engagements nationaux et internationaux : "nous insistons sur le fait qu'ont été violés les accords de San Andrés qui sont la loi suprême de notre peuple ainsi que la convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail". La communauté affirme clairement ici sa fidélité à l'accord signé en 1996 entre le gouvernement du président Zedillo et les représentants de 1' "armée zapatiste de libération nationale" (E.Z.L.N.) qui établissait les droits à la terre et à l'auto-gouvernement des communautés indigènes. Voici deux ans la communauté voisine de Wautüa (San Sébastian) a reçu le "sous-commandant" Marcos et Tuapuri (Santa Catarina) ne cache plus sa sympathie pour les thèses du mouvement zapatiste (au contraire de la troisième communauté montagnarde, Tatei Kie, qui travaille avec le gouvernement à un projet "éco-touristique").
A partir de ce moment, les autorités communautaires décident un sit-in de plusieurs centaines de personnes pour bloquer la construction du tronçon. Il va résister des mois aux intimidations et à la campagne locale de désinformation. Près d'un an plus tard, qu'en est-il ? Il semble bien en effet que le gouvernement fédéral ait convaincu les pouvoirs locaux de ne pas user de la force avec ces "emblématiques" huicholes (J. Galinier) qui jouissent de forts appuis nationaux et internationaux, et donc de renoncer à la construction du tronçon. Cependant le prix à payer a été rude : le Secrétariat à 1' Education Publique (SEP) a destitué Xaureme Jésus Candelario Cosio de son titre de "Superviseur de l'Education Indigène de la zone 6". Cet instituteur, par ailleurs représentant des communautés huicholes auprès de l'O.N.U. à Genève, est en effet l'un des porte-parole du mouvement. D'autres ont aussi été menacés par les policiers municipaux et étatiques.
Les folliculaires locaux n'ont pas été en reste en termes de manipulation et de désinformation. Leur registre est varié : rappel larmoyant de l'humanisme du projet (photo représentant des enfants huicholes accompagnée de cette légende : "à cause de l'attitude de quelques leaders huicholes, on gâche le futur des générations à venir") et dévaluation des opposants : il s'agirait de "pseudo leaders aux intérêts obscurs qui veulent négocier des indemnisations pour se garder une partie de l'argent, comme nous savons qu'ils l'ont toujours fait". Ainsi parle le maire du municipio de Huejuquilla (1). Enfin, pire que les ennemis, les traîtres : l'O.N.G. AJAGI {Asociación ]aliscience de Apoyo a los Grupos Indigenas) est abondamment servie : "Carlos Chavez et Humberto Fernandez sont des profiteurs qui exploitent les indigènes" et, un peu plus loin et pour comble de gracieuseté et de civilité, le journal leur accorde cet épithète bien connu dans toutes les campagnes mexicaines : "esos cabrones" (2).
AJAGI est née il y a une quinzaine d'années. Il n'est pas exagéré de dire qu'elle a plus fait en quinze ans - notamment pour la récupération de certaines terres huicholes en litige depuis des décennies - que l'Institut National Indigéniste (aujourd'hui CDI qui par ailleurs travaille avec AJAGI) en un demi-siècle . Son président fondateur, Carlos Chavez, pratiquant fidèle de la culture huichole, a déjà été menacé par lettres anonymes et il s'en est fallu de peu que l'un de ses enfants n'ait été victime d'un enlèvement. Depuis il assiste la communauté de Tuapuri en tous ses combats pour la terre, le respect de la costumbre et la formation des gens, notamment les femmes. Il est aussi ami du " sous-commandant " Marcos, invité en 2006 par la communauté huichole de Wautüa. On comprend mieux alors pourquoi il est "exploiteur" et cabrón.
Il demeure qu'une fois de plus les trois communautés montagnardes ne sont pas unies en cette affaire. Tandis que Wautüa a épaulé Tuapuri dans le front du refus, Tatei Kie (San Andrés) approuvait la route (qui ne passe pas sur ses terres). En effet cette communauté a accepté et mis en pratique depuis plusieurs années déjà 1'"éco-tourisme" proposé par les gouvernements Fox puis Calderón. Là-bas il n'est pas question d'inviter les zapatistes et il est évident que la communauté irait contre ce qu'elle pense être ses intérêts (il y a déjà deux "hôtels" construits selon les normes architecturales locales) en marquant sa solidarité avec les deux autres communautés. L'avenir dira si cet "éco-tourisme", que les pouvoirs fédéraux, étatiques et municipaux voulaient promouvoir à grande échelle avec la route, est une solution ou un rideau de fumée.
NOTES
(1) Les deux citations sont extraites de "Voz deI Norte ", n°158, Février 2008.
(2) " EI Nuevo Noticiero", n°37, Février 2008.
Article publié dans le Journal de la Société des Américanistes, 2009, 95-1, pp. 207-211
Référence électronique : http://jsa.revues.org/10806
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